Le billet d'aujourd'hui revient brièvement sur le traitement médiatique de la situation en Iran, puis lève le rideau sur les traditions de Nowrooz, le nouvel an Iranien, que nous célébrons ce soir.
Si vous êtes ici, en train de lire ce billet, c'est sans doute parce que vous essayez de rester au courant de ce qui se passe en Iran, malgré la relative inertie des grands médias sur le sujet.
Ces derniers jours, il y a eu plusieurs dossiers, émissions spéciales et autres éditoriaux, dans la presse écrite, à la télévision et sur les réseaux sociaux (gros dossier dans Le Point, Tribune d'Adeline Baldacchino dans Marianne, témoignages dans l'Express, plusieurs reportages sur des chaînes d'infos et des chaînes généralistes, etc. )
Coïncidence ? Je ne crois pas.
En Occident, dans une société de consommation rythmée par les rituels hérités du passé traditionnel et religieux, puis passés à la moulinette capitaliste, il faut à tout fournisseur de contenu une raison valable pour choisir de consacrer une partie du temps de cerveau disponible de son audience cible à un sujet aussi clivant qu'une révolution populaire contre une dictature fasciste et meurtrière.
Les conditions idéales sont réunies ces jours ci : un "anniversaire", puisque cela fait six mois que Mahsa Jina Amini est morte, donnant un visage et un nom à une révolte qui a pris corps il y a bien des années déjà, et une "fête", puisque c'est ce soir Nowrooz, la fête la plus célébrée par les Iraniens, chez eux comme à l'étranger.
Heureusement, tout le monde dans les medias français ne fonctionne pas comme un community manager de galerie marchande ou une maîtresse d'école de petite section qui organisent leurs propositions pédagogiques ou commerciales autour des temps forts ritualisés des quatre saisons et Halloween Noël la Saint Valentin Mardi Gras, Pâques ou la fête des mères.
Par exemple, pour ceux qui ne s'en seraient pas encore rendu compte, ici même sur le Club Mediapart, il y a chaque semaine un résumé illustré, concocté avec autant de pertinence que de constance par la talentueuse Bahareh Akrami.
C'est un très bon point de départ pour ceux qui veulent en savoir davantage sur ce qui se passe vraiment en Iran et surtout, pour ceux qui ne veulent pas laisser les impératifs commerciaux des grands médias décider à leur place à quoi, et quand et combien de temps ils devraient consacrer leur attention.
Vous pouvez aussi me suivre sur les réseaux (Facebook, Twitter, Instagram, YouTube), je suis moins constante (et moins concise...) mais j'essaie autant que je peux de relayer et traduire les choses qui se passent, les gens qui disent des choses importantes, les images qui ne sont pas assez vues.
Et bien sûr je vous recommande, comme le font régulièrement les auteurs des témoignages que je traduis pour ce blog, de faire vos propres recherches, de remettre en question tout ce que vous lisez, et de toujours vous souvenir que la République Islamique dépense des fortunes (volées au peuple iranien depuis quatre décennies) pour protéger ses intérêts, y compris dans les médias du monde entier.
Ne suivez jamais personne aveuglément et cultivez votre esprit critique, donc.
C'est toujours utile de le rappeler, je suppose, mais quand il s'agit de l'Iran, c'est indispensable.
Ceci posé, Nowrooz, c'est quand même un gros sujet, et presque un passage obligé, sur un blog qui prétend faire entendre la voix des Iraniens, alors même si Disney s'y est déjà collé (une autre illustration de ce que j'expliquais plus haut : Nowrooz existe depuis des millénaires, et Mickey parlait déjà aux enfants avant la deuxième guerre, mais c'est aujourd'hui en 2023, maintenant que l'Iran "trend" enfin sur les réseaux grâce à des jeunes filles mortes, que nos coutumes ont les honneurs de disney channel), je vais moi aussi vous en parler un petit peu.
C'est pas seulement pour votre culture générale, mais aussi parce que, comme expliqué dans plusieurs témoignages déjà parus, dans un contexte où l'internet est ralenti, parfois coupé, constamment surveillé, et où il est suicidaire de se poser ouvertement en opposant au régime, toutes les occasions de célébration, qu'elles soient funéraires, religieuses ou traditionnelles, sont devenues, par tacite reconduction, des appels implicites au soulèvement.
En France, si vous voulez manifester contre le gouvernement, ils suffit d'obtenir une autorisation à la préfecture, et ensuite vous avez le droit de faire la promotion de votre rassemblement comme bon vous semble. En Iran, on se passe d'autorisation et on compte largement sur le calendrier pour faire la promotion.
En d'autres termes, comme Chaharshanbeh Soori la semaine dernière, ou Yalda il y a quelques mois, il est possible que Nowrooz donne lieu à des actions plus ou moins coordonnées, un peu partout en Iran. Et bien sûr, à l'étranger, de nombreuses manifestations de soutien ainsi que des propositions culturelles et militantes plus ou moins festives vont avoir lieu toute la semaine.
Alors voilà, même si chaque famille iranienne à sa propre façon de s'en raconter l'histoire, Nowrooz est une tradition pré Islamique célébrée dans tout le monde iranien (notamment en Afghanistan et au Tadjikistan) et qui regroupe des symboles récurrents (complétés par les variantes nationales, régionales, locales ou même, comme je l'ai dit, familiales) :
- la date, c'est celle du début du printemps. Mais attention, pas une date arbitraire décidée il y a des siècles, non, une date et même une heure, déterminées par de savants calculs reposant sur le mouvement des astres, afin de correspondre à exactement une révolution terrestre depuis le dernier Nowrooz. Ça tombe toujours entre le 20 et le 22 mars quand même hein. Et donc là, vous apprendrez avec intérêt que l'année 1401 s'achèvera ce soir à 22:23, heure de Paris.
Avant internet, cette information vitale était délivrée par la radio nationale. Quand j'étais petite, si nous passions Nowrooz à Paris, ma mère allumait la radio iranienne exprès pour ça. Il y avait un œillet collé sur la façade du vieux transistor, à l'endroit où il fallait placer l'aiguille pour choper la bonne fréquence.
- le haft-sin : sur une jolie nappe, on dispose sept objets dont le nom commence par la lettre "sin" en persan.
L'assortiment varie considérablement selon les lieux, mais le nôtre est assez classique.
Sib (une pomme), serkeh (du vinaigre), sekkeh (des pièces de monnaie, de préférence toutes neuves, bien brillantes), sir (de l'ail), somagh (du sumac), sombol (une jacinthe) et surtout le sabzeh (celui là n'est pas négociable : des graines germées, bien vertes), nous on utilisait des lentilles, ou quand on avait oublié de les faire pousser à l'avance, on trichait en achetant de l'herbe toute prête qu'on rempotait dans un joli bol en céramique de Kashan.
- le poisson: ma mère racontait le mythe comme suit,
La terre est perchée sur la corne d'un taureau, et le taureau est debout sur un poisson, et chaque année au moment de Nowrooz, le taureau fait sauter la terre d'une corne à l'autre, alors le poisson doit rester parfaitement immobile.
Et ça n'y coupait pas, au moment de la cérémonie familiale, où nous étions tous assis autour du sofreyeh haftsin (la nappe de nowrooz, avec tous les trucs posés dessus et le bocal au milieu avec la radio à côté), quand retentissait le "gong" qui marquait la seconde du passage à l'année nouvelle, nos deux poissons rouges s'immobilisaient docilement dans l'eau. J'étais fascinée et je fantasmais sur l'idée de passer le prochain Nowrooz dans une animalerie pour voir si tous les poissons rouges s'immobiliseraient vraiment en même temps.
Attention, je ne sais absolument pas si l'histoire que me racontait ma mère est une tradition de l'antiquité, de l'Iran moderne, de son quartier de Téhéran - ou du village d'origine de sa nounou - ou même juste de sa famille. Elle pourrait même l'avoir inventée. Je n'ai jamais voulu vérifier, et si vous êtes curieux, je vous laisse consulter des sources moins subjectives, mais une chose est sûre, quoiqu'il arrive, à l'approche du 20 mars, en Iran et partout à travers le monde, les Iraniens achètent des poissons rouges.
(pour ma part, après des années à sacrifier ces pauvres bêtes, quand j'ai été en âge et en capacité de célébrer Nowrooz selon mes propres règles, j'ai acheté un bol en céramique avec des poissons en trompe l'oeil dans de la résine transparente.)
- les objets symboliques: un miroir, des œufs peints, des bougies, et un livre de poèmes. Un peu comme Noël, fête païenne que l'Église chrétienne s'est appropriée après avoir réalisé qu'elle ne parviendrait pas à la faire disparaître, Nowrooz à fait l'objet de tentatives de récupération par la République Islamique. Dans certaines familles, le livre posé sur le sofreh est un Coran, dans d'autres, le Shahnameh de Ferdowsi, les Rubayât de Khayyam ou le diwan de Saadi. Quand j'étais ado, sur le mini sofreh de ma chambre de bonne, à côté de mon poisson factice, je mettais "le prophète" de Khalil Gibran. Chacun son truc, donc.
- les shirini (sucreries) : une des raisons pour lesquelles il est pertinent de s'intéresser à Nowrooz même s'il n'y avait pas une révolution, c'est l'orgie de sucreries, pour certaines saisonnières. Il y en a partout, beaucoup, et il faut les manger, même si on a déjà fait honneur au sabzi polo mahi (poisson avec du riz aux herbes). Je n'aurais pas assez d'un billet pour tout décrire, mais les parisiens peuvent aller faire un tour rue des entrepreneurs, dans le 15ème, pour se faire une idée eux mêmes.
- sizdehbedar (la fin de la "treizaine") : le 14ème jour après Nowrooz la période d'Eyd didani (visite des fêtes, deux, semaines de vacances pendant lesquelles on rend visites aux aînés de la famille, et où les enfants reçoivent leurs étrennes, appelées "Eydi") se termine, on récupère alors les Sabzeh (graines germées) du haft-sin, qui ont normalement jauni et séché, et on va les jeter dans un cours d'eau, afin d'éloigner la maladie et le malheur, pour l'année qui commence. Dans certaines familles, on en profite pour nouer des brins d'herbe en faisant des vœux (on imagine que le vœu se réalisera quand le nœud se défera).
Comme à chaque fois que des actions significatives sont susceptibles de se produire, internet est très perturbé en Iran. Partout à travers le pays, toutes sortes de "brimades" tacites (injustices administratives, coupures d'eau intempestives, interpellations arbitraires, annonces en grandes pompes de nouveaux dispositifs de surveillance, etc.) sont infligées à une population déjà étranglée par une inflation délirante.
Dans ce qui nous parvient des préparatifs de ce Nowrooz un peu spécial (que beaucoup espèrent être le dernier de la République Islamique), il y a beaucoup d'utilisation de l'iconographie traditionnelle de cette période de l'année, associée aux figures à présent familières de la révolution Femme Vie Liberté.
De nombreux iraniens ont choisi de décorer leur sofreh avec des photos de Mahsa Jina Amini, ou des victimes de la répression qui a suivi sa mort, et les artistes qui sont si actifs depuis six mois ne sont pas en reste.
La force et le leadership des femmes et de leurs alliés, contre la violence sexiste des hommes de pouvoir.
La pulsion de vie, le souffle du printemps, la flamme de la créativité, contre la destruction, la culture de la mort, et la glorification du martyre.
L'appel de la liberté, le combat pour les droits humains, et l'égalité de tous, contre l'oppression, la dictature fasciste, l'obscurité morale...
Vu sous cet angle, je crois qu'il est facile de comprendre pourquoi, malgré un contexte social, politique et économique apocalyptique, et une atmosphère culturelle et morale toxique, les Iraniens voient dans la symbolique de Nowrooz le reflet de leur combat, et comme une métaphore de leur espoir pour l'avenir.
Leurs vies comptent, soyez leur voix... et pour les lecteurs fidèles qui sont devenus, de fait, des citoyens d'honneur:
Joyeux Nowrooz 1402 à vous !
(et pour les Parisiens, allez donc jeter un coup d'œil au programme du 360, il y a des films, concerts, tables rondes presque tous les soirs de la semaine, et ce soir c'est soirée disco iranienne !)
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