Urgence Iran - Juste quatre mots : ils tuent nos enfants
Nos enfants sont magnifiques. Ils sont talentueux, ils sont braves, ils sont éblouissants comme un jour qui se lève, et d'ailleurs ils s'obstinent, à croire que le jour se lèvera. Et pourtant ils les tuent. S'il vous plaît prenez une minute pour bien peser ces quatre mots : ils tuent nos enfants.
Depuis le début de ce blog je me suis toujours effacée devant la parole des Iraniens qui sont sur place, tout simplement parce que c'est en leur nom que j'avais entamé cette démarche.
À titre personnel, mon quotidien ayant toujours été davantage ancré en France qu'en Iran (et plus encore depuis le retour des sanctions et la crise sanitaire), j'ai grandi avec l'habitude de ne pas parler à voix haute de cet autre pays qui est le mien, de tenir des propos mesurés à l'égard du régime, et de toujours rester sur mes gardes quand je rencontrais d'autres Iraniens de France, car après tout, ils ont beau être bien sympathiques, on ne peut pas savoir dans quels cercles ils évoluent.
C'est comme cela que m'avaient élevée mes parents, citoyens viscéralement politisés sans être encartés nulle part, militants orphelins d'une cause morte avant d' avoir vécu (comme tous ceux qui ont compris très tôt que la Révolution qu'ils avaient appelé de leurs vœux, avait tourné comme un mauvais vin), partisans sans parti, isolés comme tous leurs semblables, membres invisibles d'un courant sans nom et sans leader, qui ne rêvaient de rien d'autre que d'un Iran libre, et n'auraient sans doute pas assez de leurs vies entières pour se relever de la désillusion de 1979, et de la boucherie sans cesse renouvelée qui l'avait suivie.
Tout ça pour dire que je n'avais jamais envisagé de prendre la parole, en mon propre nom, ailleurs que dans le cocon rassurant de mon cercle le plus intime.
Et puis il y a eu la "vague verte". En 2009. Pour la première fois j'ai vu certains de mes proches, sur place, prendre position presque ouvertement contre le régime, et dénoncer, sous la protection très imparfaite de profils facebook "anonymisés" le vol de leurs votes.
Je les ai soutenus discrètement, puis plus bruyamment, j'ai fait circuler des messages, contacté des médias déjà, pour ensuite rétropédaler en catastrophe quand la mort de Michael Jackson a privé en quelques heures mon pays et ma famille de l'attention et de la compassion du monde libre.
L'espoir s'est éteint d'un coup, exactement comme une bougie qu'on mouche, et il a fallu, très vite, effacer les traces de tous ceux qui s'étaient un moment écartés de la voix droite. Il fallait, à nouveau, faire en sorte de protéger ceux qui étaient sur place, et plus égoïstement, m'assurer que je n'avais rien dit ou fait qui soit susceptible de me créer des ennuis lors de mes futurs séjours à Téhéran.
Ne pas attirer l'attention. Ne pas apparaître comme une cible. Ne pas devenir, dans les yeux des autorités, une potentielle monnaie d'échange dans des relations internationales toujours tendues avec l'Europe.
Les années ont passé dans ce piège à ciel ouvert, qui gardait chaque année entre ses mailles des gens qui me ressemblaient. Des binationaux au Persan plein de coquilles, des femmes amoureuses avec des téléphones mal sécurisés, des étudiants à la Sorbonne avec des parents vieillissants restés au pays , des chercheurs ou des entrepreneurs au parcours sans aspérités soudain soupçonnés d'espionnage...
Mais moi, je ne suis jamais tombée - ou presque jamais (un ou deux petits tours au poste de police, pour de petits écarts de conduite qui relevaient davantage de l'étourderie que de la transgression, en somme. Assister à une fête avec des garçons et des filles. Écouter de la musique qui ne devrait pas exister.... Des infractions, certes, mais pas assez pour attirer l'attention en haut lieu).
Peut-être est-ce pour ça que je me suis dit que mon tour était venu cette fois de m'acquitter de la "taxe Iran". De payer mon écot au pays et à la culture qui ont fait de moi, presque par accident, la "citoyenne du monde" que je suis.
Le confort de mon quotidien en France, est un privilège, je le sais. Pouvoir monter dans un avion et juste "quitter l'Iran" quand les choses se gâtent, est un luxe dont de nombreux iraniens ne peuvent que rêver, et j'en avais, depuis toujours, suffisamment conscience pour n'avoir pas besoin d'y réfléchir à deux fois quand s'est offerte à moi l'opportunité de mettre mes maigres moyens au service des iraniens d'Iran, muselés par le black out d'internet.
Oui mais voilà.
J'avais oublié que moi aussi, je suis iranienne, et c'est aussi mon pays qui vacille "depuis Mahsa" au bord d'un précipice dont nous ne devinons même pas la profondeur.... Alors aujourd'hui, je reprends pour un instant le contrôle de ces pages, et je vous parle de moi.
Je vous parle de mon corps qui se tord exactement comme un torchon de lin, quand pour les besoins de mes traductions, je regarde les vidéos des enfants de mon pays... Ils ont l'âge, les traits et parfois les prénoms de mes propres enfants, ce sont des adolescents qui s'expriment dans une langue que je n'ai pas appris aux miens, certes, mais qui s'expriment sur les mêmes plates-formes qu'eux, et disent exactement les mêmes choses, avec le même ton, le même sens de l'humour, les mêmes préoccupations...
Sauf que leurs vidéos sont désormais figées dans un éternel mausolée digital où il ne feront plus jamais de mise à jour.
Je vous parle de mon ventre, de mes larmes et des cris que je laisse parfois échapper- c'est plus fort que moi. A chaque fois je crois que ce sera juste un petit hoquet, mais ça sort comme un sanglot rauque et incontrôlable.
Je suis cette mère qui hurle sur le trottoir où son fils s'est vidé de son sang, ou cette autre, qui brave les menaces explicites de la République islamique pour se présenter, visage et cheveux découverts, parce qu'elle n'en a plus rien à faire, vous comprenez...
Qu'est ce qu'elle pourrait bien vouloir protéger, maintenant qu'ils lui ont tué son enfant, et que non contents de l'avoir frappée, humiliée, agressée sexuellement et détruite physiquement, ils ont même volé son cadavre pour l'enterrer en cachette, ailleurs, plus loin, le jour de ses dix sept ans?
Oui je suis cette mère dont la voix ne tremble pas quand elle refuse de prétendre, malgré les menaces qui lui sont faites, que sa fille est tombée d'un toit, ou qu'elle s'est donné la mort.
Mais ne vous méprenez pas sur moi, je suis cette mère héroïque, qui défend la mémoire et le combat de son enfant avec une dignité aussi profonde que son découragement, mais je suis aussi cette autre mère qui accepte de se taire, ou qui vient dire à la télévision que non non ma fille de 16 ans n'avait rien à voir avec les manifestations, et en effet, elle avait déjà pensé au suicide...
Personne n'y croit, de toutes façons. Déjà, ça passe à la télévision nationale iranienne: rien de ce qu'on y voit n'a de sens.
Et quand bien même on voudrait y croire... et bien on aurait bien pu la jeter de n'importe quel étage, ton enfant magnifique et solaire... Et la ramasser et la jeter encore, ça ne changerait rien au fait que personne n'a encore jamais vu l'asphalte se lever et brandir une matraque pour détruire le visage et les deux oreilles d'une jeune fille d'à peine 16 ans. Même en Iran, on n'a pas ce genre d'asphalte.
Qu'ont ils menacé de faire aux enfants qui vous restent, si vous refusiez de plier? Chacune des fibres de mon corps pleure avec vous, mes sœurs.
Je suis la mère qui s'effondre et celle qui fait front, je suis la mère qui plie et celle qui résiste.
Des milliers de kilomètres nous séparent mais c'est bien mon ventre qui se retourne sur lui-même et hurle comme une armée de zombies dans un mauvais film japonais - Ce ventre qui était plein de mes propres bébés, quand les vôtres étaient, eux aussi, sur le point de voir le jour.
Ce sont mes enfants qu'on arrache, littéralement de mes entrailles, et je sais que chaque Iranien, oui même les femmes qui n'ont pas porté d'enfant, oui- même les hommes !
Chaque Iranien qui vient crier sa colère aujourd'hui, dans la sécurité et la lumière des rassemblements du monde libre ou dans l'obscurité et le danger du soulèvement qui s'est emparé de notre pays, pleure ces enfants là. Nika (17 ans tout juste), Sarina (16 ans), Amir Hossein, (15 ans) et tous les autres...
Nos enfants, qui ont voulu croire, au futur qui n'est pas venu.
Vous l'avez lu dans mes précédents billets, les témoins dont j'ai traduit les messages le disent tous: le peuple d'Iran est en colère, oui, mais le peuple d'Iran a d'abord et avant tout, le cœur au bord des yeux: tout le monde pleure.
Les gens pleurent, en Iran, dès qu'on leur adresse la parole. Et ici aussi, les gens pleurent, devant leurs écrans allumés nuit et jours.
Ils. Tuent. Nos. Enfants.
Nos enfants sont magnifiques. Ils sont talentueux, ils sont braves, ils sont éblouissants comme un jour qui se lève, et d'ailleurs ils s'obstinent, à croire que le jour se lèvera.
Et pourtant ils les tuent.
S'il vous plaît prenez une minute pour bien peser ces quatre mots : IlS TUENT NOS ENFANTS.
Je voudrais finir en disant que nos enfants ici, dans "le monde libre"... eux aussi sont meilleurs que nous, et pour peu qu'on leur donne les clefs pour comprendre ce qui se passe, ils acceptent bien plus vite que nous à quel point cela les concerne:
La vidéo que je partage avec vous est une compilation de photos et de dessins de presse consacrés aux manifestants iraniens et à ceux qui les soutiennent à travers le monde.
La musique est une reprise de l'hymne de Shervin Hajipour "Baraayé", par une adolescente française qui a du passer des heures à apprendre les paroles et la prononciation (qui est presque parfaite, venant d'une étrangère).
Elle me l'a confiée pour la diffuser. Faites lui honneur. Partagez et faites entendre, à travers la voix de cette jeune fille vivante et en sécurité, les voix perdues de toutes ses sœurs et ses frères d'Iran qui tombent sous les coups et les balles, à mesure que passent les heures.
Elle l'a compris plus vite que vous, peut-être: ce ne sont pas seulement nos enfants qu'ils tuent. Ce sont aussi les vôtres.
(des rassemblements plus importants semblent être prévus demain en Iran, un black out plus sévère-potentiellement total- d'internet est probable. Combien de nos enfants ne verront pas le soleil se lever dimanche ?)
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Jin, Jiyan, Azadi devise des féministes kurdes
Femme Vie Liberté
Soutien à la révolution iranienne en cours
Zan, Zendegi, Azadi cri de la révolution iranienne
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