Nous sommes devenus une même famille, qui vit dans cette réalité absurde, où pendant qu'une partie des enfants prépare ses examens de fin d'année, l'autre poste sur les réseaux « je ne suis pas suicidaire, je n'ai pas de problème cardiaque » avant de sortir de la maison pour taguer « mort au pouvoir tueur d'enfants » sur les murs de la ville.
En ce "pride month" célébré à travers le monde, et jusque sous la tour Azadi, on entend souvent des variations plus ou moins poétiques, intimes, poignantes ou même carrément gnangnan autour du thème de la "famille d'élection".
Les jeunes LGBTQ, souvent rejetés par leur "famille de sang", sont les premiers à rendre hommage à ces liens atypiques, à ces frères et sœurs de cœur, parents d'adoption ou de secours, mamies d'urgence et cousins machin.
Ce n'est pas vraiment surprenant. C'est souvent quand on se trouve dans une situation de vulnérabilité et d'oppression extrême que l'on ressent le plus l'importance - ou le manque - de liens familiaux solides.
En Iran où nous avons déjà collectivement adopté depuis longtemps les mères des victimes de la répression du régime, la métaphore des liens familiaux n'est plus simplement "filée", elle est tissée et nouée encore et encore, à la manière de nos célèbres tapis.
Les vidéos du mariage de Hananeh Kia circulent sur nos réseaux, en ce jour où elle aurait dû en célébrer le premier anniversaire. C'est notre petite sœur.
Le pays tout entier se mobilise pour l'anniversaire de 10 ans de notre petit frère à tous, Kian Pirfalak, qui ne sera pas là pour souffler ses bougies.
Mohammad Hosseini n'avait pas de parents, mais les parents des autres victimes de la répression l'ont tous adopté. Il est devenu notre fils, comme Mahsa était instantanément devenue notre fille à tous.
Nos slogans demandent littéralement que le gouvernement paie le prix pour le sang versé par nos frères et nos sœurs, au point qu'il est devenu difficile, quand on ne connaît pas personnellement une famille de victime, de déterminer si l'auteur d'un tweet disant "ils ont tué ma sœur", ou "mon frère est mort pour un Iran libre" est bel et bien le frère de ladite victime, ou simplement un citoyen qui a choisi de l'adopter.
Nous regardons les photos et les vidéos en nous sentant chaque fois touchés en plein cœur, et nous ne faisons pas de différence entre le sang de ces martyrs de la joie qui se répand sur l'asphalte et le sang de nos propres enfants qui coule tranquillement dans leurs veines tandis qu'ils dorment en paix dans leur lit.
Et quand je dis nous, je ne parle pas que de la diaspora, ni même simplement des Iraniens d'Iran solidaires des familles endeuillées : ces familles, elles-mêmes, semblent ne pas faire de différence non plus entre l'enfant dont elles ont été privées, et tous les autres enfants tombés sous les coups ou les balles du régime, ou même ceux qui sont en vie et dont l'avenir est suspendu à notre combat.
Nous sommes devenus une même famille, qui vit dans cette réalité absurde, où pendant qu'une partie des enfants prépare ses examens de fin d'année, l'autre poste sur les réseaux "je ne suis pas suicidaire, je n'ai pas de problème cardiaque" avant de sortir de la maison pour taguer "mort au pouvoir tueur d'enfants" sur les murs de la ville.
Nous savons ce que c'est que la "vie normale" à laquelle nous aspirons. Nous la vivons. Nous sommes à la fois la famille qui hurle sur des tombes en terre battue sous la menace des armes de guerre des basidji, et la famille qui célébrera bientôt bruyamment le baccalauréat de la petite dernière.
Nous avons appris hier la mort de Mansoreh Sagvand, une très jeune étudiante en droit, un peu rapidement présentée comme "officier de police" dans les (rares) médias occidentaux ayant relayé la nouvelle de sa mort (il s'agissait vraisemblablement plutôt d'une position de volontaire).
Sa photo en tchador noir, avec le badge de la police épinglé sous le menton circule sur les réseaux, avec la mention de sa démission en protestation contre la mort de Mahsa/Jina Amini.
Elle avait ensuite été arrêtée, emprisonnée puis libérée, et elle avait fait part de craintes pour sa sécurité. Elle aussi, avait annoncé qu'elle n'avait pas prévu de se suicider, et qu'elle allait bien.
Elle est quand même morte d'une "crise cardiaque", quelques heures après avoir posté un message qui disait en substance : "ils essaient de nous effrayer en nous menaçant de mort...
Comme si nous étions vivants."
Mansoreh avait 18 ans. En rendant son badge de la police, elle avait eu le courage de ses convictions. Elle avait ensuite continué à faire du bruit, comme les jeunes d'aujourd'hui savent le faire. Elle avait choisi de faire entendre sa voix, d'exiger l'avenir qu'elle méritait, comme Mahsa et nos autres frères et sœurs.
Il est vrai qu'ici dans le monde libre, nos médias et nos institutions, politiques ou civiles, ne se sont pas vraiment illustrés par leur volonté de donner un véritable écho à ce "bruit" venu des rues d'Iran, à ces cris qui s'échappent de la poitrine de nos enfants, avant que leur cœur n'y explose inexplicablement.
Nos enfants se font baîllonner, menacer, brutaliser, gazer, agresser, battre, arrêter, emprisonner, violer, tabasser, torturer, empoisonner, abattre ou exécuter, mais nos belles sociétés occidentales modernes et démocratiques continuent de détourner pudiquement le regard.
Il faut croire qu'elles n'ont pas ce genre de sens de la famille, qu'elles ne croient pas à ce genre de "liens du sang".
À contre-courant de cette indifférence, pourtant, certains choisissent de voir plus loin que la couleur d'un drapeau, l'exotisme d'un accent ou l'infamiliarité d'une culture.
J'ai posté hier sur Instagram un article sur les empoisonnements dans les écoles de filles en Iran, paru dans le journal du lycée Fénelon (Paris), une petite initiative, certes, mais le signe que nos enfants savent, ici aussi, que cela les concerne.
À plus grande échelle, le collectif We Are Iranian Students, qui fait depuis des mois un travail de communication remarquable, organise un événement le 12 juin prochain, et toujours un parrainage académique et une liste régulièrement mise à jour des étudiants arrêtés pour leur engagement révolutionnaire.
Samedi dernier, avait également lieu une exposition à la "maison ouverte" de Montreuil.
L'événement avait pour titre "Pour une vie normale en Iran", et regroupait, à l'initiative de l'association MigrENS, des photographies, œuvres plastiques (dont le tableau de Hura Mirshekari qui ouvre ce billet) et dessins de presse d'artistes iraniens (en exil ou restés sur place) et français, autour de la lutte pour la liberté, et pour "une vie normale".
Un film sur les enfants des rues, (par Tina Malakout) était également projeté et une performance dansée rendait hommage aux prisonniers politiques et condamnés à mort (quelques photos de l'événement à la fin de ce billet).
L'association MigrENS, portée par des étudiants de l'école Normale Supérieure (mais dont l'adhésion est ouverte à tous), s'est donné pour mission première de faciliter la reprise et la poursuite des études des étudiant-e-s en exil (si vous voulez découvrir, et pourquoi pas soutenir, l'association plus en détail, un court entretien avec sa présidente vous attend à la fin de ce billet, après les photos).
Cette idée de la solidarité, fondée sur le partage de l'éducation et de la culture, ce lien qui dépasse les frontières et qui porte l'idée d'un enrichissement mutuel, c'est sans doute là que se trouve la "famille" que nous cherchons, celle que nous sommes nombreux à vouloir choisir.
Une famille où les "liens du sang" n'ont pas grand chose à voir avec le patrimoine génétique, mais bien avec le sang versé pour la liberté de tous, sans doute le seul "patrimoine" qui mérite que l'on meure en son nom.
Si vous aussi vous avez du mal à vous reconnaître dans l'inertie de nos institutions et le silence de nos médias, cherchez dans cette direction.
Suivez les traces de notre jeunesse, soutenez l'engagement de ceux qui osent, et tentez de comprendre des valeurs qui, si elles sont peut-être un peu différentes des vôtres, sont celles d'une certaine jeunesse, et celles d'un futur qui tiendrait les promesses auxquelles nous sommes nombreux à avoir cru un jour. Et si vous êtes Parisien, pourquoi pas nous rejoindre dimanche dans la rue, pour faire écho au cri de la jeunesse iranienne:
Femme, Vie, Liberté... Solidarité !
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Jin, Jiyan, Azadi devise des féministes kurdes
Femme Vie Liberté
Soutien à la révolution iranienne en cours
Zan, Zendegi, Azadi cri de la révolution iranienne
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