William Shakespeare, Emmanuel Lévinas, Auschwitz, Mahsa Amini, et pourquoi nous ne devons pas nous taire face à l'ampleur, la gravité et l'intensification des crimes de la République Islamique (bien que tout nous y pousse) .
"What's in a name? That which we call a rose, by any other name would smell as sweet"
(qu'est ce qu'un nom ? Ce que nous appelons une rose, sentirait aussi bon sous un tout autre nom), s'interrogeait l'héroïne de Shakespeare.
Dans Roméo et Juliette, deux adolescents trouvent la mort par la faute de la violence des adultes, mais c'est d'autres violences, d'autres victimes et d'autres noms que je veux vous parler aujourd'hui.
Une des missions que s'est donné le mémorial d'Auschwitz, c'est de conserver et de diffuser la mémoire des visages et des noms des victimes des crimes des nazis pendant la seconde guerre mondiale.
Cette mission pourrait, de prime abord, sembler dérisoire, car que pèsent les visages ou les noms de Monique, Aaron ou Sarah, à côté de l'horreur absolue d'une réalité que l'on pourrait formuler ainsi, par exemple : "6 millions de juifs ont été tués par les nazis pendant la deuxième guerre mondiale" ?
A-t-on besoin de connaître leurs noms et leurs visages pour déplorer leur perte ?
Comment imaginer même pouvoir dire tous leurs noms ? Il y en a bien trop.
Mais ce n'est pas non plus de ces visages et de ces noms que je voulais parler.
Les nombres, les classement, les explications et les synthèses sont bien entendu indispensables à notre compréhension des phénomènes humains mais nous continuons à recourir aux noms, et aux visages, sans doute parce qu'ils sont ce qui nous rattache le plus à notre humanité.
Quand une ONG veut vous convaincre de donner un peu de sous, elle vous présente le visage d'un enfant qui en a besoin, et le plus souvent elle ajoute en légende "Bakary, 4 ans" ou "Peshila, 12 ans".
C'est peut-être une forme de manipulation émotionnelle, mais on ne peut pas nier que l'abstraction n'est pas toujours bénéfique à la pensée.
Dans tous les pays qui ont connu la guerre, dans le pays d'où je m'exprime aujourd'hui, toutes les grandes villes et de nombreux villages dressent des monuments aux morts qui font plus que commémorer des évènements difficiles de l'histoire nationale: ils portent les noms de ceux qui sont "morts pour la France".
Les noms importent.
Mais vous l'aurez compris, ce n'est pas non plus de ces noms là que je voulais vous parler ce soir.
Nous aussi, dans l'Iran d'aujourd'hui, avons des noms et des visages à partager. Nos manifestations, nos graffitis, nos tweets, nos chansons, nos slogans, dans les rues d'Iran ou depuis tous les pays étrangers où la diaspora tente de porter la voix de ceux que le régime s'emploie à faire taire, le même cri résonne : "dites leurs noms!"
Le "nom de code" de notre révolution, lui-même, est un prénom (celui de Mahsa/Jina Amini, dont la mort causée par des violences policières après son arrestation pour un voilà "mal porté" en septembre dernier a été le déclencheur de cette révolution sous la bannière "Femme Vie Liberté") et les visages des victimes de la répression ainsi que les hashtags reprenant leurs noms et prénoms se suffisent le plus souvent à eux-mêmes, en particulier en Iran où l'espace public ne permet pas des formes de communication complexes.
Je dis Nika, je dis Siavosh, je dis Mona...
Je pense à mes lectures de jeunesse, à la façon dont, dans l'œuvre d'Emmanuel Lévinas, le visage devient l'incarnation ultime de l'altérité, et la condition première de l'humanité.
Je dis Mahsa, je dis Sepehr, je dis Soha...
Je pense à la manière dont tous les régimes fascistes commencent par priver de leurs noms les cibles de leur machine d'oppression.
Je dis Navid, je dis Neda, je dis Fereshteh...
Je pense à l'interminable liste des victimes de la République Islamique, à leurs visages qui nous transpercent parfois par leur jeunesse, leur beauté ou simplement leur regard de vivants.
Je dis Shirin, je dis Reza, je dis Hadis...
Je pense aux mères qui continuent, inlassablement, de poster sur les réseaux sociaux les photos de leurs albums de famille, ou les vidéos qui traînent dans leur téléphone, qui datent de l'époque où leur enfant dansait, construisait des tours en lego, ou essayait une robe de mariée.
Je dis Kian, je dis Sarina, je dis Mohammad...
Si vous avez des enfants et un smartphone, vous avez ce genre de vidéos, que vous regardez de temps en temps par nostalgie, ou que vous oubliez jusqu'à ce que la fonction "souvenir" du téléphone vous les rappelle, ou qu'une alerte "mémoire pleine, faites de la place en effaçant des fichiers volumineux" ne vous encourage à les effacer.
Vous ne voulez pas les effacer, et en même temps vous ne savez pas quoi en faire, mais je suis presque certaine que vous n'avez jamais imaginé qu'elles deviennent un jour virales, au titre de signes de ralliement révolutionnaire.
Je dis Roya, je dis Saeed, je dis Mohsen...
Et même si vous n'avez pas de smartphone, si vous avez ne serait-ce qu'un enfant, vous avez, un jour, pris le temps de lui choisir un prénom. Ce jour là, vous avez joué avec les différentes options, et pour choisir, vous vous êtes projetés dans un futur où il serait prononcé à l'école, à la mairie, à la banque, au palais de justice ou chez le notaire, à un mariage ou pendant des négociations commerciales...
Mais je suis presque certaine que vous n'avez pas imaginé l'entendre hurlé dans des manifestations, scandé dans des cours d'université, tagué sur les murs de votre ville, la nuit, ou en "trend" sur les réseaux sociaux, comme symbole du soulèvement contre la tyrannie.
Je dis Sarina, je dis Aïda, je dis Majid-Reza...
Aujourd'hui en Iran, et partout où nos cœurs battent pour notre jeunesse martyrisée, les mêmes noms et les mêmes visages ne cessent de revenir, et nous pleurons, parce que Kian, parce qu'Abolfazl, Nika, Sarina, Setareh, nous pleurons parce que Bahar, Amir-Hossein, Khodanoor, Mahsa, la liste n'en finit pas de s'allonger.
Nous disons leurs noms, parce que les mots manquent: nous avons déjà tout dit.
Ne reste que cette réalité, dont aucun mot ne saurait décrire correctement l'horreur:
Ils tuent nos enfants.
Et quand ils ne les tuent pas ils les frappent, ils les gazent, ils les éborgnent.
Ils les étouffent, ils les fouettent, ils les défigurent.
Ils les torturent, ils les violent, ils les menacent.
Ils les droguent, ils les empoisonnent, ils les humilient.
Les dernières volontés de Mohammad-Mahdi Karami, un des premiers jeunes manifestants à avoir été pendus après une parodie de procès et des aveux arrachés sous la torture, mentionnaient une requête: au moment de dire adieu à la vie, il demandait à ses parents de changer son prénom. Il voulait désormais être connu sous le nom d'Azadi Karami.
Azadi: Liberté.
Dites son nom.
-----------------------------------------------------
Comments