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Photo du rédacteurSirine Alkonost

Voix d'Iran: Feu à volonté (la guerre contre la culture)




Cette guerre culturelle, ce sont nos journalistes qui devraient en parler, et l'expliquer au public. En Iran comme à l'étranger. Mais parce que c'est le régime qui mène cette guerre, nos journalistes sont en prison, ou morts.

Feu à volonté.

Cette Révolution n'est pas un mouvement politique. Je conçois que cela puisse être difficile de comprendre ou d'accepter ce fait. Après tout, il est logique de considérer que toute révolution est par essence politique.

Et pourtant, je maintiens mon diagnostic. Celle-ci ne l'est pas. Ce qui se passe en Iran ne se situe pas sur un plan politique, mais bien sur un plan culturel. Nous ne sommes pas des opposants, malgré ce que vous pouvez lire dans la presse. Nous ne faisons pas partie de "l'opposition". Nous sommes une civilisation. Une culture.

© Sahar Ghorishi

Quand, il y a quelques mois, le Guide Suprême a donné le signal à ses troupes de faire "feu à volonté", je crois que c'est précisément parce qu'il avait bien compris le message "nous sommes sur le point d'avoir de sérieux problèmes culturels".

Cette révolution, elle concerne le mode de vie des Iraniennes et Iraniens. Elle concerne ce qu'ils mangent, ce qu'ils portent, ce qu'ils lisent, regardent ou écoutent, bien plus que les impôts qu'ils paient ou Iran Contra ou l'opération Ajax ou la Syrie ou Israël, ou même le pouvoir d'achat (et pourtant dieu sait qu'il y aurait de quoi faire une révolution au sujet de notre pouvoir d'achat).

Bien sûr, tous les experts argueront que rien ne fonctionnera jamais sans un enjeu politique. Les manifestations, soulèvements et autres protestations évolueront simplement vers le chaos d'émeutes incontrôlées, parce que, bah... Est-ce qu'une révolution a jamais survécu sans devenir politique ?

À dire vrai, je n'en sais rien, mais je sais deux choses:

1) je n'ai jamais fait de politique
2) j'étais dans la rue bien avant que le moindre politicien ne s'y trouve

Alors les experts peuvent bien experter autant qu'ils veulent, pendant ce temps-là, le peuple d'Iran, ou en tous cas, un bon gros paquet d'Iraniennes et d’Iraniens, sont dans les rues de tout le pays, et refusent de porter le hijab obligatoire, et continuent, malgré la violence de la répression, à dire et à faire exactement toutes les choses que les politiciens au pouvoir leur ont interdit depuis des décennies.
(marcher les cheveux aux vents, porter des jupes, danser et jouer de la musique dans la rue, manger tous ensemble-filles et garçons- à la cantine de la fac, utiliser un VPN pour avoir accès aux médias et contenus culturels du "monde libre"...)


© Jalz

Bien sûr, si vous êtes en train de lire ce message aujourd'hui, c'est que vous avez sans doute lu les précédents. Au fil de vos lectures, vous avez appris ce que fait ce régime, à ceux qui lui désobéissent.

Vous êtes maintenant au courant qu'il tue des enfants, viole des jeunes filles, emprisonne des journalistes, kidnappe des sportifs, torture des artistes et tout le tralala.

Mais pendant que vous lisiez, nous aussi nous avons appris des choses.

Nous avons appris que le temps de l'hypocrisie est révolu, et que nous devons maintenant faire ouvertement ce que nous faisons en cachette depuis des décennies.

Nous devons faire exactement ce qu'ils nous interdisent. Lire les livres qu'ils ne veulent pas que nous lisions. Voir les films qu'ils ne veulent pas que nous voyions, et surtout, écrire et montrer toutes les choses qu'ils veulent garder dans le silence et l'obscurité.

Nous avons appris que c'est ça qui marche.

Ce régime a peur d'images, de mots, de voix, et aussi absurde que cela puisse paraître, ce régime a peur... des cheveux de nos filles.

Alors ce n'est pas étonnant que nous trouvions parfois difficile de vous faire comprendre la réalité de ce combat culturel, à vous les lecteurs du monde libre, et nous sommes toujours à la recherche de la meilleure manière de le traduire pour vous. D'une façon qui fasse sens pour vous.

Quand ils ont commencé à "tirer à volonté", avec la bénédiction du Guide Suprême, sur ceux d'entre nous qui montraient trop clairement leur opposition culturelle au régime, ils en sont vite venus à l'agression pure et simple.

J'ai un exemple en tête, une histoire qui n'a certainement pas, à l'époque, atteint les médias occidentaux, mais qui représente bien ce combat culturel.

C'est l'histoire d'un sportif, un boxeur, qui se promenait dans un parc avec sa femme, quand un agent de la "police de la sécurité morale" (je trouve cette traduction littérale plus correcte que celle de "police des mœurs" adoptée par les médias occidentaux) a grossièrement rappelé à l'ordre cette dernière pour son hijab "mal ajusté" (en clair, des mèches qui dépassaient du foulard) .

Le boxeur a défendu son épouse, verbalement seulement, mais cela a suffi pour que l'agent se sente autorisé à lui tirer dessus, à deux reprises.

Il a survécu à ses blessures, et il est venu à la télévision d'Etat pour s'excuser auprès du policier, dans ce genre de sketches où la victime vient évidemment de son propre gré déclarer face caméra: "désolé de m'être mis sur le chemin de vos balles".

Il y a eu tellement de cas de ce genre, avant Mahsa. Ce choc culturel permanent, c'était devenu notre quotidien, un rappel incessant de notre inconfort identitaire, en tant que citoyens iraniens, ou en tant que musulmans.

C'est le guide suprême lui-même qui a déclaré cette guerre culturelle, quand il a décidé de permettre qu'on nous tire dessus. Avant cela, nous nous tenions bien tranquilles, trop occupés à nous débattre avec les difficultés de l'existence, et nous nous contentions de notre désobéissance civile certes unanime, mais médiocre et silencieuse.

On était juste un peuple entier de voyous de petite envergure, avant cette histoire de "feu à volonté". Et même après que le Guide Suprême a prononcé ces mots, beaucoup de gens ne l'ont pas vraiment pris au sérieux, ou plutôt ils n'ont pas compris tout de suite que ça les concernait, eux.

Ils pensaient que c'était destiné à un autre genre de voyous. Ils ne voyaient pas clairement que cette guerre culturelle avait lieu, et donc ils n'ont pas compris que c'était contre eux qu'elle était déclarée.

Mais même si vous ne savez pas ce qu'est la culture.... Et bien là culture le sait pour vous, parce que c'est vous, en fait. Enfin c'est nous, quoi, cette culture dont tout le monde parle! Nous sommes la culture.

Toute cette histoire, en fin de compte, ça revient à savoir ce que nous sommes.
Est-ce que nous sommes une bande de gamins à qui on doit dire quels vêtements porter et quels journaux lire, ou sommes-nous des adultes, destinés à choisir pour eux-mêmes?

L'Iran est le premier ou le deuxième pays dans la liste des pires emprisonneurs de journalistes. Je ne suis pas sûr que nous ayons dépassé la Chine mais rapporté à la taille de la population, à mon avis c'est l’Iran qui gagne. Ce régime est le pire emprisonneur et peut être même le pire tueur de journalistes au monde.

Et cette guerre culturelle, ce sont nos journalistes qui devraient en parler, et l'expliquer au public, en Iran comme à l'étranger. Mais parce que c'est le régime qui mène cette guerre, nos journalistes sont en prison, ou morts, ou quelque part entre les deux.

On pourrait s'attendre à ce que les politiciens du monde libre, ou même juste les citoyens, puissent comprendre tout ça, mais ça semble compliqué, et je trouve ça très frustrant.

Car qu'est-ce qui définit l'humanité, sinon la culture? Je ne crois pas dire quelque chose de particulièrement unique ou révolutionnaire en le formulant ainsi...

Et je suis certain que nous sommes très nombreux à penser la même chose. A partager exactement ces mêmes valeurs.

Alors pourquoi cela n'apparaît-il pas plus clairement aux yeux du monde, que ce régime, la République Islamique, et son leader, notre "Guide Suprême", ont déclaré la guerre à la culture ?

Le monde libre est pourtant sensibilisé à ce concept. Vous recevez régulièrement la visite, le plus souvent d'une intolérable violence, de ceux qui veulent transposer chez vous, une guerre culturelle tout aussi aveugle et sanglante - vous appelez ça la menace terroriste.
Imaginez donc, cette guerre contre la culture, qui a ouvert tant de plaies béantes et encore douloureuses dans le flanc de vos belles démocraties. Et imaginez maintenant que ce soit votre propre police, votre propre armée qui la mènent contre vous...

Est-ce que ça fonctionne ? Est-ce que j'ai réussi, enfin, à formuler les choses d'une manière qui change votre perspective sur notre combat ?

Nos journalistes sont en prison... Nous prêterez-vous les vôtres ?
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Note de la traductrice:

J'avais prévu de ne rien publier aujourd'hui.

D'abord parce que cela fait plusieurs jours que c'est devenu presque impossible de communiquer calmement avec mes interlocuteurs en Iran, et qu'ils ne savent plus trop si ça sert à quelque chose, d'expliquer ce qui se passe, et de réclamer plus d'écho.

Mais surtout, je ne voulais rien publier parce que c'est le 13 novembre aujourd'hui, et que même si j'ai fait le choix, depuis le premier billet de ce blog, et la création de tous mes comptes anonymes sur les réseaux sociaux, de n'y aborder, relayer, ou analyser que l'actualité du soulèvement du peuple iranien, la France est aussi mon pays, et si le personnage de "Sirine Alkonost" est une fiction uniquement destinée à porter les voix de mes proches en Iran, l'auteure vivante qui anime cette fiction, est pleinement consciente (oui, je parle de moi à la 3eme personne. Tout va bien) de son environnement.

Bref, c'est le 13 novembre aujourd'hui, et la France a d'autres victimes innocentes dans le cœur, d'autres images de violence à l'esprit, beaucoup de sang, d'injustice et de terreur qui lui sont propres. Aujourd'hui la France est ramenée 7 ans en arrière, au cœur d'une attaque terroriste aveugle, où même juste quelques mois en arrière, au procès profondément déstabilisant de ses responsables.

Alors j'avais le sentiment que, toutes vies étant égales par ailleurs, le deuil collectif, et la légitime sidération nationale de ce sinistre anniversaire, ne laissaient pas de place à mon combat pour faire entendre les voix des victimes du régime Iranien.

J'allais attendre demain pour reprendre le harnais.

Et puis j'ai reçu ce texte, manifestement écrit à la va vite, empreint d'un sentiment d'urgence et de résignation à la fois, rempli de fautes, d'humour noir, de références et de raccourcis compliqués à saisir... Mais qui me semblait faire terriblement écho à ce qui occupe aujourd'hui nos pensées et les colonnes de nos journaux...

Bref. Je l'ai nettoyé comme j'ai pu, j'ai taillé dans le vif, clarifié certaines références, supprimé les blagues sinistres, et je vous livre le résultat, en espérant que vous y verrez, vous aussi, ce que j'y ai vu :
un plaidoyer presque désespéré,
pour la culture contre la barbarie,
pour la fraternité contre la haine,
et pour la vie, contre la mort.

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