Les messages qui inondent mon fil Twitter persanophone sont un mélange de sidération, d'incrédulité et de rage. Le petit Kian incarne aujourd'hui, aux yeux de tous les iraniens, l'avenir de la jeunesse d'Iran, et ce que le régime est prêt à en faire, simplement pour ne pas être renversé. Ils tuent nos enfants. Que dire de plus ?
L'histoire de l'Iran est une histoire tribale, et une histoire de nomadisme et d'échanges inter culturels. Depuis le début de cette "révolution 2022" on a beaucoup entendu parler des kurdes et des baloutches, parce que leur situation géographique (frontalière avec d'autres pays où leur communauté est présente), leur différence religieuse et leur combat identitaire contre un régime qui leur fait subir toutes sortes de discriminations à rendu leur mobilisation rapide et massive. En plus, Mahsa Amini était kurde, et les plus importants massacres causés par la répression ont eu lieu à Zahedan (au Balouchestan) . Bref, sur l'échiquier tribal, Kurdes et Baloutches tiennent le haut du pavé, et écrire à leur sujet ne nécessite plus de notes de bas de page dans les médias occidentaux. Mais aujourd'hui je voudrais parler des Bakhtiari. Une tribu très ancienne, qui s'étend sur plusieurs provinces (Lorestan, Khuzestan, Ispahan) et qui n'a pas vraiment d'historique de sécession, protestation ou de persécution par le régime. Selon certains Iraniens, ce serait même un peu le contraire, les Bakhtiari regarderaient un peu "de haut" les autres tribus, parce qu'ils se considèreraient comme les "iraniens authentiques". Je n'ai pas d'opinion sur ce point, vous l'aurez deviné. "Citoyenne du monde" totalement assumée, je ne vais pas m'amuser à établir une hiérarchie entre les tribus de mon propre pays. Mais il est intéressant de savoir que les Bakhtiari, et leur territoire (plutôt vaste, du fait de leur nomadisme) ont cette place ou cette réputation, dans l'inconscient collectif iranien. Ils sont un peu la substantifique moëlle de l'iranité, si vous me passez l'expression (et le barbarisme). Leurs costumes traditionnels (pour les hommes, une veste tissée noire et blanche, un bonnet noir arrondi, un grand pantalon très large en épaisse toile noire, pour les femmes, une superposition de vêtements colorés et décorés de gros sequins, et pour tous, y compris femmes et enfants, un fusil ancien, de préférence un "Brno" à la crosse en bois) sont une part vivante de leur patrimoine, ils les portent avec fierté, jusque dans les manifestations où ils risquent leurs vies depuis près de deux mois, et on en repère même dans les rassemblements à l'étranger. Hier à Izeh, au Khuzestan, les forces de l'ordre ont tiré à balles réelles sur la population, réunie pacifiquement (il n'est pas anodin de noter que cette population, pourtant notoirement armée, se présente depuis le début du soulèvement avec "les mains nues" face aux armes de guerre des forces de l'ordre) comme partout en Iran pour commémorer le 3eme anniversaire du "Aban sanglant", les émeutes de 2019 dont la répression avait fait 1500 morts. Le nombre de victimes n'a pas encore été confirmé mais l'une d'entre elles a déjà largement frappé les esprits et son nom et son visage attisent la douleur et la colère d'un peuple qui croyait pourtant ne pas pouvoir en ressentir davantage... Kian Pirfalak avait dix ans. Ses photos circulent depuis quelques heures comme autant de sanglots. Kian posant pour une photo formelle en chemise blanche et veste de costume, le torse gonflé de fierté (oui, la photo est un peu bizarre, les photographes professionnels iraniens ont la fâcheuse manie de retoucher à outrance, même les visages jeunes et sans défauts des petits enfants, si ils ne le font pas, ils ont l'impression de ne pas vous en donner pour votre argent !). Kian posant en costume traditionnel bakhtiari, sur fond de montagnes du khuzestan, et toujours cette fierté. Kian expliquant, face caméra, l'expérience qu'il a préparée pour une foire scientifique, et tous les cœurs de mon pays qui se brisent ensemble avec un bruit de verre pilé quand il commence sa video, de sa voix flûtée de petit garçon qui n'a pas eu le temps de muer, en disant "au nom du dieu des arcs en ciel". Kian plantant consciencieusement, avec sa petite bêche, un tout jeune arbre qu'il ne verra pas grandir... Kian torse nu, inanimé et ensanglanté, avec des gros glaçons tout autour de son corps, parce qu'aujourd'hui en Iran les familles des morts n'osent plus les laisser sous la responsabilité des autorités, de peur qu'ils ne leur soient pas rendus. Les messages qui inondent mon fil Twitter persanophone sont un mélange de sidération, d'incrédulité et de rage. Le petit Kian incarne aujourd'hui, aux yeux de tous les iraniens, l'avenir de la jeunesse d'Iran, et ce que le régime est prêt à en faire, simplement pour ne pas être renversé. Ils tuent nos enfants. Que dire de plus ?
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