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Voix d'Iran : la sirène silencieuse

Photo du rédacteur: Sirine AlkonostSirine Alkonost
La violence de cette réalité est comme une sirène qui ne cesse jamais de retentir, elle est l'air que nous respirons, le bruit de fond de nos conversations, l'arrière-goût dans l'eau que nous buvons. Elle est le silence qui s'installe dans les échanges que nous avons avec nos proches, sur des lignes téléphoniques ou internet dont nous savons qu'elles ne sont pas sûres.



La chaleur est intense, la pollution de l'air insoutenable. Alors, oui, je sais bien que vous aussi vous avez chaud. Je sais que dans vos villes aussi, il y a des alertes pollution, mais mon mois de juin à moi ressemble sans doute plus que le vôtre à l'idée que l'on se fait de l'Apocalypse. Je suis Iranien. Je vis à Téhéran. Ma femme est à l'étranger avec les enfants.
Nous n'avons aucune idée de quand elle pourra rentrer, ou moi revenir.

Notre vie de famille, à cheval entre l'Iran de la République Islamique et le "monde libre" a toujours été acrobatique, mais en septembre dernier, nos habitudes et nos projets ont, disons, explosé en vol.

D'habitude, quand ils ne sont pas là, l'appartement est plein de traces de leur absence, et je traverse mon quotidien comme entouré d'une bulle d'anticipation. Oui, avant septembre dernier j'avais perpétuellement au dessus de ma tête un compte à rebours invisible, comme les points de vie d'un personnage de jeu vidéo.

"J-3 semaines" avant qu'ils montent dans l'avion avec leurs valises remplies de fromages, de chocolats et de toutes ces bricoles du quotidien qui fonctionnent mieux ou coûtent moins cher quand on les achète dans le monde libre..." J-2 mois" avant que je parte pour l'aéroport avec le restockage de safran, de kashk, de zereshk et de lavashak, toutes ces choses dont ma femme a besoin pour cuisiner les plats de notre pays, quand elle est loin.

Et maintenant c'est "J- que dalle". Nous n'attendons plus rien, à part la chute de ce régime, et pour cela il n'y a pas de compte à rebours.

Le vide que laissait leur absence dans notre appartement devenu trop grand, n'est plus un vide. Dans la chambre de nos fils, par exemple, s'empilent des bidons d'eau et encore des bidons d'eau, en prévision de la coupure générale d'une semaine dans le quartier.

Il y a eu plusieurs énormes orages et même des inondations, pourtant . En temps normal je me serais demandé où va l'eau, mais je suis habitué maintenant. Je m'étais déjà posé la question pour les coupures d'électricité. Si ça se trouve il n'y a aucune pénurie, et ils font ça juste pour nous épuiser, ou nous montrer qu'ils ont le pouvoir de nous assoiffer, ou de nous plonger dans le noir, mais au fond qu'est ce que ça change ? Je me prépare juste à passer une semaine à me doucher avec des bouteilles en plastique et à rationner l'eau pour faire le ménage ou tirer la chasse.

Sur les lits superposés, à côté des bidons d'eau, il y a les affaires de mon ami Houshang qui vient de passer une semaine ici parce qu'il ne supportait pas la chaleur de son appartement et de ne pas pouvoir se laver correctement (la semaine dernière c'était dans son quartier, la coupure). Son eau est revenue mais il ne semble pas pressé de rentrer.

Notre appartement est devenu une sorte de radeau de la Méduse. Siavash et Mahboubeh se sont installés dans une des chambres vides. Les prix ont tellement augmenté qu'ils n'ont pas les moyens de payer les travaux d'électricité dans leur logement alors qu'ils travaillent tous les deux à plein temps.

Régulièrement, d'autres naufragés s'échouent aussi dans notre salon - parce que l'air conditionné fonctionne, dans notre cuisine - parce que j'ai encore, parfois, des fruits frais et de la viande, et certains me proposent de l'aide pour des petits travaux, ou pour le nettoyage, ou pour déplacer des choses lourdes - juste pour pouvoir rester traîner là.

Je dis toujours oui. Je sais bien qu'aucune de ces personnes, qu'ils soient des amis proches, des cousins, ou de simples connaissances, ne cherche à profiter de moi, de mon grand appartement vide, de mon eau courante, de mon air conditionné ou de mes maigres ressources alimentaires.

Non, je sais bien ce qu'ils viennent réellement chercher.

Pendant la guerre, à un moment il y avait tellement d'alertes, que nous avions fini par délaisser les abris anti-aériens. C'était fastidieux et anxiogène de s'y précipiter à chaque fois que retentissait la sirène. On en avait marre. Et puis à Téhéran on était quand même moins souvent touchés qu'ailleurs, on se disait "à quoi bon ?". Mais on n'ignorait pas les alertes pour autant. Même quand on avait la flemme de descendre au sous-sol ou de rejoindre les abris collectifs, on se regroupait, et on attendait ensemble la fin de l'alerte.

Mais il n'y a pas d'abri contre le danger qui menace aujourd'hui notre société. Il n'y a personne pour nous protéger, pas de soldats pour qui nous pourrions prier pendant qu'ils se battent pour nous au front. Pas de bombes qui tombent du ciel et dont nous pourrions tenter de nous abriter.

L'état d'alerte est permanent. Nous sommes victimes d'un gouvernement qui ne se cache même plus pour nous terroriser, et utilise tous les moyens à sa disposition pour bien clarifier les prérogatives de chacun : le régime décide et bénéficie, le peuple subit et obéit. Et les contrevenants sont destinés à l'éradication. Une corde attend chaque nuque qui refuserait de ployer.

La violence de cette réalité est comme une sirène qui ne cesse jamais de retentir, elle est l'air que nous respirons, le bruit de fond de nos conversations, l'arrière-goût dans l'eau que nous buvons. Elle est le silence qui s'installe dans les échanges que nous avons avec nos proches, sur des lignes téléphoniques ou internet dont nous savons qu'elles ne sont pas sûres.

Alors en l'absence d'un "abri anti-régime", nous nous regroupons quand même, nous buvons ensemble, de l'eau quand il y en a, du vin quand il en reste, et du thé quoiqu'il arrive, en parlant pendant des heures et des heures durant du jour où le régime tombera - car il tombera.

Nous parlons de ceux qui sont partis, de ce qui ne reviendront pas, de ceux qui sont en prison et de ceux qui se cachent, de ceux dont les noms sont interdits dans l'espace public parce qu'ils sont synonymes de dissidence. Les noms des enfants morts de notre patrie - entre nous, nous pouvons bien les dire.

Nous disons leurs noms et les noms de leurs mères, et nous pleurons avec elles, et quand à 21h, les cris résonnent aux fenêtres, nous savons que derrière chaque "marg bar dictator" qui retentit, il y a une autre bulle comme la nôtre, une famille bizarre, amputée de plusieurs membres et complétée par d'autres, un peu au petit bonheur la chance, et que parfois rien d'autre n'unit que le joug que nous partageons.

Nous parlons aussi de vous, qui vivez, dans le monde libre, la vie dont il nous est interdit de rêver. Je ne vais pas vous mentir... Ça fait mal de se dire que vous, vous ne parlez pas du tout de nous.

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