top of page
  • Photo du rédacteurSirine Alkonost

Voix d'Iran : Mots pour mots

À une semaine du premier anniversaire de la mort de Mahsa (Jina) Amini, ce témoignage venu de Téhéran rappelle les fondamentaux et renvoie à demi mot la "France des lumières " à sa responsabilité historique.

Les mots ont un sens. (note de la traductrice: l'auteur anonyme de ce billet est iranien et vit à Téhéran avec sa famille, il est de la "génération perdue" de ceux qui sont nés dans les années 70 et 80, et il a déjà signé plusieurs textes sur ce blog. C'est à ma demande qu'il a repris la communication, malgré les risques -les VPN fiables ne fonctionnent plus et les messageries cryptées sont filtrées- et surtout malgré le découragement qu'il partage avec mes autres interlocuteurs sur place, dont les témoignages suivront dans les jours à venir. Il leur semble à tous que leurs efforts pour se faire entendre ne rencontrent aucun écho sérieux. Ces mots ont de la valeur, merci à ceux qui leur accorderont une part de leur attention et de leur capacité de pensée.)

Près d’un an s’est écoulé depuis la mort de Mahsa.

Nous ne savons toujours pas exactement quel jour ou à quelle heure elle est morte. Nous ne savons pas si, au moment de cette photo d'elle sur son lit d'hôpital, cette photo qui a fait le tour du monde, elle était toujours vivante ou bien déjà morte. De nombreux professionnels de santé ont eu le temps de donner leur avis sur tout ce qu'implique chaque détail dans cette image.

Paris, place de la République, 02/10/22 © Sirine.Alkonost

Mahsa a reçu un coup de poing à l'arrière de la tête, par un homme qui la considérait probablement comme une moins que rien, comme un déchet ou comme une menace. Je n'ai aucun doute à ce sujet. La plupart d’entre nous en sont tout aussi certains, simplement parce que des choses similaires leurs sont arrivées.

Chacun et chacune d'entre nous a eu sa propre rencontre personnelle avec cette police, dont le nom n’a pas encore été traduit correctement à ce jour, pour ceux qui ne lisent pas le persan.

Beaucoup acceptent encore de le traduire par « police des mœurs », sans se poser de questions.

Une année est passée, depuis Mahsa, mais Mahsa n'est ni la première ni la seule à avoir été frappée ou agressée d'une façon ou d'une autre. Peu de temps avant sa mort, une jeune femme nommée Sepideh Rashno a été agressée par une autre jeune femme, une civile, qui a pris sur elle de lui rappeler que son hijab était inapproprié. Rashno lui a répondu sèchement et a tout enregistré avec son téléphone puis l'a mis en ligne.

Quelques jours après seulement, elle est apparue à la télévision d'état pour se repentir – pour dire qu'elle était désolée. Vous savez ce qu'on dit: les yeux sont les fenêtres de l'âme. Et bien chacun d'entre nous a vu son âme ce jour-là.
Et si nous suivons les grains de ce chapelet, un par un à travers l'Histoire, cela va bien au-delà d’un an seulement. Cela remonte à 100, peut-être 150 ans, peut-être plus encore: le cri pour la liberté, pour la démocratie, pour l'égalité, a commencé au moment où le peuple iranien a appris qu’il existe une chose appelée « République ».

Ils l'a appris des Français. On dit que les premiers livres contenant des informations sur ce concept abstrait furent importés de Turquie en Iran, à dos de mulets. Peut-être 100 exemplaires au début, puis 500, imprimés à Istanbul, et introduits ensuite clandestinement à travers les montagnes, probablement par les mêmes chemins qu'arpentent aujourd'hui nos "koolbar" (porteurs) kurdes qui transportent les pneus, les réfrigérateurs ou les téléviseurs sur leurs dos, là où les véhicules motorisés ne peuvent pas passer.


© Ebrahim Alipoor
Chaque semaine environ, l'un d'eux est abattu ou tombe dans le vide, à ces mêmes frontières.
Il fut un temps où des chevaux et des mulets ivres étaient utilisés pour transporter les lourdes charges dans les hauteurs couvertes de neige (il y a un film de Bahman Ghobadi à ce sujet). Mais maintenant, même les chevaux et les mulets coût trop chers. Aujourd'hui, ce sont des jeunes, le plus souvent des hommes et des femmes kurdes instruits, titulaires d'un diplôme universitaire, qui portent les charges lourdes, sur leurs seules deux jambes, et sans même avoir bu.
Les chemins qui ont amené le mot « République » sont toujours ouverts à nos frontières.
À l’époque, la plupart des gens des classes supérieures iraniennes apprenaient le français. Le français était littéralement la deuxième langue des Iraniens. Allez-y, moquez vous si vous voulez: même les ancêtres de nos chevaux et de nos ânes ont contribué, tout comme nos parents et leurs parents, à l'avènement de la démocratie et de la liberté que nous n'avons pas encore connu.
« Démocratie », « Liberté », « Monarchie constitutionnelle », « Vote », « Élections » étaient parmi les mots introduits clandestinement, avec « République », je ne sais pas exactement quand, c'était il y a longtemps. Peut-être avant l'invention de la photographie. Ou bien aux premiers temps du noir et blanc.
Au printemps de cette année, Sepideh Rashno a été libérée sous caution, contre ce qui était l'équivalent d'un demi-million de dollars à l'époque. Je ne sais pas combien c'était, parce que nous avons une telle inflation, qu’il est difficile de suivre, et je ne peux pas vraiment vérifier en ligne, car Internet en Iran n'est pas beaucoup plus rapide ou fiable ou efficace que les mulets ivres dont je parlais plus haut.
Je ne sais pas... tu peux aller vérifier en ligne toi-même, toi qui as accès à ce que je n'ai pas. Mais en fait... Le pouvez-vous ? Dans quelle mesure vos médias libres ont-ils couvert ces histoires et ces informations? Pouvez-vous savoir combien valait un dollar en Iran, à l'époque ? Au mois d'avril ? Et si oui, pouvez-vous vérifier ce que pourrait faire ce dollar?
Avez-vous entendu dire que la mer Caspienne recule actuellement ? Saviez-vous que la Caspienne est le plus grand lac du monde ? Saviez-vous que le caviar que dégustent vos riches vient de la mer Caspienne ?
Eh bien, il n'y aura peut-être plus de Caspienne, bientôt. La mer Caspienne connaîtra le même sort que le lac Ouroumieh. Seulement la Caspienne est beaucoup plus grande – assez grande pour qu’on ne l'appelle même pas un lac.
Cette note vous parvient, de l'intérieur de l'Iran, quelque part, pas si loin de la mer Caspienne. Les mots démocratie et liberté et république et élections, et tout ça, sont arrivés ici à dos de mulets. Alors, même si je n'ai pas de mulets, je voudrais à mon tour renvoyer quelques mots, dans l'autre sens:
Mahsa, Sepideh, Nika, Navid, Shahab, Javad
La lutte pour la liberté dure depuis plus de 100 ans ici en Iran. Les groupes religieux qui ont pris le pouvoir après la révolution de 1979, n'auraient d'ailleurs jamais pu prendre le pouvoir s'ils n'avaient pas accepté d’inclure le mot "République" dans leur discours. Mais la vérité est que l’ayatollah Khomeini n’avait aucun intérêt à établir une république. Il a seulement accepté d'inclure le mot, pour rallier à sa cause tous ceux qui se soulevaient contre le shah dans l'espoir d'une république.
« Nous avons été dupés », c'est ce qu'ils disent toujours. "Nous devons nous excuser", c'est ce qu'ils disent tous, quand nous, qui étions enfants, leur demandons comment ils ont pu faire confiance à un homme qui n'avait rien d'autre qu'une éducation religieuse dans des écoles qui enseignaient la théologie et la charia. Comment ont-ils pu faire confiance à un homme qui ne connaissait rien au gouvernement, à l’administration, ou à la politique étrangère, ou à la production pétrolière ou à l’éducation ? Nous demandons des explications, et eux, regardent leurs mains ou leurs propres chaussures et disent à l'envi: « Nous avons été dupés ». Bref, les groupes religieux ont du accepter d’inclure le mot « république », et c'est ainsi qu'est née la République Islamique. Mais les mots avaient un sens. Ou du moins on le pensait. Il y a environ un an, nous avons réalisé (certains d’entre nous l’avaient compris bien avant) que la République Islamique était tombée. Elle n’en est tout simplement pas encore consciente. L'idée a été testée. Elle a été un pays puissant et riche avec toutes sortes d'expériences au cours des 44 dernières années qui a testé l’idée d’une démocratie ou du moins une république « islamique », mais l'idée a échoué.
Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir une démocratie religieuse? Alors, laissez-moi vous dire. Je suis un expert en la matière. Je l'ai vécu. J'ai été élevé par ce système. J'en suis le produit. Il ne pourra jamais y avoir de démocratie religieuse, pour deux raisons :
*Premièrement : il n’y a absolument aucun moyen de savoir qui croit en Dieu et qui n’y croit pas. Qui a la foi et qui ne l'a pas. Et si le chef suprême était secrètement un sataniste, au fond, qui aurait été embauché par une ancienne société secrète de satanistes dans le but de détruire l'islam ? Qui sait ? Vous ne pourrez jamais prouver ce qu’il y a dans le cœur de quelqu’un. La religion et la foi sont une affaire personnelle, pas une question de gouvernement. Ce qu'il y a dans le cœur des gens ne devrait rien avoir à faire avec la façon dont un pays est gouverné. *Deuxièmement : la démocratie est une religion à part entière. La démocratie est la religion du gouvernement démocratique. Pour le gouvernement démocratique, c'est la démocratie qui est l'idée sacrée, ou l'immuable. C'est ce qui vient en premier. Un gouvernement ne peut pas avoir deux religions. Un gouvernement ne peut pas adorer deux esprits. L'esprit de la démocratie est la souveraineté du peuple. L’esprit de la religion, eh bien, vous savez qui c’est. Deux rois ne peuvent pas régner sur une même terre. Dans une démocratie, c'est le peuple dirige le pays.
La République islamique était condamnée dès le début. Il est, depuis le début, contraire à l'éthique d'investir dans une idée aussi monstrueuse sous quelque forme que ce soit. Et il est aujourd'hui immoral de faire quoi que ce soit qui aide ce régime à continuer d’exister. Plus tôt il s'en ira, plus vite nous pourrons tenter de régler les problèmes plus réels ou plus tangibles que nous rencontrons.
La persistance de cette idée morte n'est que de la procrastination. C'est de la paresse politique. Et cela ne coûte pas seulement des vies humaines, ou les espoirs et les rêves de millions de personnes ici en Iran et ailleurs. Cela coûte très cher à l’humanité. Cela nous coûte nos plus grands lacs et nos plus belles rivières. Cela nous coûte un sentiment de bon sens que nous perdons progressivement aux quatre coins du monde... cette persistance modifie notre vision même de l'univers. C'est l'épicentre de la terreur et le genre de pensée patriarcale que je décrirais comme la "version classique" du patriarcat. Le genre de patriarcat où une figure paternelle très réelle et concrète est assise sur un trône.
S'il reste des gens qui ont encore des émotions ou un attachement argumenté ou logique à ce régime, ils doivent le lâcher.
Nous avons des « vrais » problèmes. La République islamique n’est pas « réelle ». Ce n'est qu'un cauchemar. C'est un mauvais rêve dont le monde doit se réveiller.
La République islamique est un cadavre. Il s'agit au mieux d'un nombre fini de zombies. Vous vous souvenez de ce que sont les zombies ? Ce sont des cadavres qui marchent. L’idée centrale du zombie est qu’il ne pense pas. Il ne suit pas des valeurs morales ou logiques. Il suit la chair humaine. C'est tout ce que c'est veut : de la chair humaine. Du tissu vivant. Et quand tous les vivants seront partis, que nous restera-t-il ? Pensez-y un instant.
L'Iran n'est pas un petit pays. Jetez un oeil à la carte pour vous en assurer, et rappelez-vous ces mots, qui viennent de nos rues où le sang continue de couler : Mahsa, Nika, Navid, Sattar...




















Jin, Jiyan, Azadi
devise des féministes kurdes

Femme Vie Liberté

Soutien à la révolution iranienne en cours

Zan, Zendegi, Azadi
cri de la révolution iranienne

bottom of page