Ce témoignage parle, encore, de Kian Pirfalak, je le publie quand même, parce qu'après tout, c'est notre réalité. Il est difficile de penser/passer à autre chose... Si vous le pouvez, faites résonner nos voix - ce silence est insoutenable (et le silence, c'est l'arme du régime, qui arrachait aujourd'hui le micro des mains de la mère de Kian quand elle chantait à son enterrement).
Depuis le début de ce blog, j'essaie de varier les sujets, angles et perspectives, d'alterner les témoignages concrets et les réflexions plus analytiques, et de ne pas aborder deux fois de suite le même événement, même quand je reçois plusieurs témoignages qui s'y réfèrent.
J'ai fait une exception aujourd'hui car
- d'une part, cela faisait plusieurs jours que le club Mediapart n'affichait plus mes billets en Une ni ne les promouvait sur Twitter. Je ne sais pas trop pourquoi mais l'effet est exactement le même que de couper brutalement un micro à mes proches. Je relaie toujours leurs messages, mais maintenant plus personne n'entend leurs voix, à part les 28 personnes qui se sont abonnées, et que je remercie. Bref, si personne ne lit, ce n'est pas trop risqué de se répéter un peu, il n'y a pas un gros public à lasser. (note quelques heures plus tard: l'article d'hier est finalement en une, et sur Twitter aujourd'hui, je me sens un peu moins seule !)
-d'autre part, le sujet sur lequel je me répète, ce n'est peut être pas un hasard que plusieurs de mes proches aient choisi d'en parler. Le traumatisme est profond et la symbolique puissante, il est difficile de penser/passer à autre chose. En plus, l'article de J. P. Perrin, qui porte sur la même thématique que mon billet du 10 novembre intitulé "les jeunes filles et la mort", est justement paru aujourd'hui, donc on est vraiment dans le thème (je vous en recommande la lecture, il y a des inexactitudes dans certains détails, et quelques noms ont été intervertis, mais après tout, quand on tue autant d'enfants, c'est normal qu'on finisse par s'y perdre, et l'ensemble de l'article est par ailleurs pertinent, en ce qu'il rend justice aux voix étouffées de notre jeunesse.)
Bref, je vous laisse avec ce témoignage reçu ce matin, et je reviens, peut-être, demain, avec une conversation autour des prisons.
Pour un enfant que nous n'aurons jamais rencontré
Kian Pirfalak, d'Izeh, est mort de deux blessures par balles.
Deux des nombreux projectiles, qui ont atteint la voiture de son père, depuis "toutes les directions" selon les mots de ceux qui ont survécu à l'attaque.
L'enfant, il est mort. Mais ses parents, eux, ont dû chercher de la glace. Il ont sonné chez des voisins cette nuit-là, leur demandant de la glace. Ils avaient besoin de garder le corps de leur fils au frais, car ils ne pouvait pas l'emmener à l'hôpital. Ils savaient que les forces de sécurité voleraient le corps.
Ils le savaient, parce qu'elles l'avaient déjà fait, et plus d'une fois. Elles venaient, le soir-même, dans la même ville d'Izeh, de voler le corps de Sepehr Maghsoodi, 14 ans. Je demande si les parents de Kian savaient, pour Sepehr.
Quoiqu'il en soit ils savaient qu'ils devaient garder leur fils avec eux, pour la nuit, avant de pouvoir organiser son enterrement, ou autrement, nous n'aurions peut-être jamais su où se trouvait le corps.
Kian est un mot difficile à traduire. Kian, ça veut dire souveraineté, peut-être. Kian c'est peut-être la "fondation", ou tout ce qui vous permet de rester ce que vous êtes.
Si vous le perdez, vous n'êtes plus vous. Ce n'est pas un nom rare pour un enfant de cet âge. J'ai pensé m'en servir, moi aussi, pour l'un de mes propres enfants.
Quand un adulte meurt, il a tendance à continuer à vivre en nous, d'une manière ou d'une autre, parce que nous avons des souvenirs de lui. Les adultes, nous les pleurons avec nos souvenirs.
Mais un enfant, c'est différent. Nos enfants, nous les pleurons avec toutes les choses que nous n'avons pas faites avec eux. Pour le futur qui leur a été volé.
Nous les pleurons avec tous les souvenirs qui n'auront pas eu le temps de se produire.
Kian sera toujours mort, jour et nuit, tant que nous continuerons à vivre.
La ville d'Izeh, les habitants d'Izeh, sont confrontés à ce chagrin, et à vrai dire ils sont confrontés à bien plus.
Ils sont confrontés à un maire, un chef de la police, un gouverneur, à ces gens-là qui viendront travailler demain et être ce qu'ils sont.
Ils vont être les institutions d'une ville, qui a perdu son Kian, et ils iront encaisser leurs chèques à la fin du mois, comme tous les mois.
Je pleure pour Izeh, car il y aura toujours un maire à Izeh quand le week-end sera terminé. Alors qu'il n'y a plus de Kian.
Je voudrai finir en reprenant à mon comptes les mots postés par Ali Karimi sur Instagram: "Kian, nous reprendrons l'Iran."
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